Jeanne Quéheillard

Si la libre disposition du sol était assurée dans des conditions vraiment démocratiques, l’architecture résulterait authentiquement de la topographie ; autrement dit, les édifices s’assimileraient, en une infinie variété de formes, la nature et le caractère du sol sur lequel ils seraient construits : ils en deviendraient partie intégrante. Broadacre serait édifiée dans un tel climat de sympathie avec la nature que la sensibilité particulière au site et à sa beauté propre serait désormais une qualification fondamentale exigée des nouveaux bâtisseurs des villes. La beauté du paysage serait recherchée non plus comme un support, mais comme un élément de l’architecture. Et c’est ainsi que régnerait finalement l’unité dans une inépuisable variété. Un certain régionalisme en résulterait nécessairement.[1]

 

La biennale panOramas se réinstalle dans le parc des Coteaux. Si sa révélation, lors de la première édition de biennale, a permis d’en mesurer la promesse, il s’agit pour cette deuxième édition, d’établir sa reconnaissance. Son exploration permet de prendre conscience du territoire et de repérer son caractère et ses qualités. Son inscription dans l’histoire urbanistique se confirme.

 

Des aventuriers/robinsons sous la conduite de l’artiste Laurent Tixador se logent sur un mode précaire pendant un mois dans les bosquets du parc. Avec une tronçonneuse, quelques visseuses et un ravitaillement tous les trois jours, ils cohabitent auprès des crapauds accoucheurs sans les déloger pour autant. Les randonneurs, refuge après refuge, du nuage de Zébra 3, à l’étoile de Stéphane Thidet, crapahutent sur la ligne haute randonnée du parc. Les paysages sonores d’Eddie Ladoire et Mathias Delplanque façonnent une nouvelle cartographie à travers des chemins insoupçonnés. Sous la nappe du Bureau Baroque se dessinent des déjeuners sur l’herbe inédits. Le mobilier des appartements d’Anne-Laure Boyer a été remisé dans des cachettes géolocalisables. Raids et bivouacs parfois sous pluie battante, lecture sous les arbres, randonnées et coach surfing, projections de féeries lumineuses dans la nuit verte, toutes ces activités travaillent à une nouvelle découverte du site.

 

L’invitation faite à des artistes expérimente les liens étroits que peuvent tisser les habitants avec leurs lieux. L’exploration mise en œuvre pénètre dans l’épaisseur et la matière du parc. À ce titre, partir en reconnaissance est un terme plus exact pour témoigner de l’expérience à laquelle le participant/spectateur est convié. Cette action permet à la fois d’observer l’état du terrain, de juger de la tactique à adopter pour le conquérir et d’engager son occupation. En effet, l’utilisation et la fréquentation par les habitants restent souvent en deçà de la volonté politique intercommunale de transformer cette zone verte en un espace urbain. Une inversion s’est produite. On assiste à un nouveau mitage, de la ville par la campagne. Les zones interdites qu’étaient les parcs de châteaux, les carrières et les parcelles à risque inconstructibles, sont devenues une étendue ouverte reliant plusieurs villes entre elles. Autorisé au passage, à la promenade, au séjour et aux activités de loisirs, libre d’accès de jour comme de nuit, le parc des Coteaux, requalifié et réaffecté, doit se construire un nouvel imaginaire.

Cet espace préexistant, déjà révélé, prend toute sa légitimité en regard de son caractère véritable. Son occupation « renforcée » grâce à des actions artistiques, met en exergue des pratiques sociales urbaines ou non, aux formes hétérogènes comme la randonnée pédestre, des projections visuelles, les parcours sonores, les livres, les pique-nique, les campements… Cette campagne continue, en surplomb de la Garonne, de ses zones industrielles et de la ville de Bordeaux, devient le promontoire imprenable d’un espace public commun et partagé. Depuis le XIXème siècle industriel, les agglomérations urbaines se sont développées dans une interpénétration des zones bâties et non bâties, de la ville et de la campagne. En regard de ce phénomène, la coulée verte du parc des Coteaux occupe une place singulière. La fabrication de cette campagne urbaine intègre d’autres composants que les rues, les places, les habitations et les centres commerciaux. Elle développe de nouvelles formes culturelles d’urbanité dans lesquelles les espaces de loisir et les zones de compensation écologique participent de la ville elle-même. Pour autant, le parc des Coteaux ne relève pas d’une approche nostalgique de la nature. Pont parmi les ponts, à cette échelle, il rentre dans un rapport d’équivalence avec l’ouvrage d’art du Pont d’Aquitaine. Il introduit en cela, un autre type d’écologie urbaine où ville et paysage entrent « dans une nouvelle symbiose, doublement polarisée par les équipements biotechniques dans la ville et par les espaces sauvages dans le paysage. »[2]. La topographie du terrain, le milieu végétal et animal concourent à la fabrication de ce territoire et relèvent d’une ingénierie tout aussi sophistiquée que celle du béton, des filins et des câbles.

 

La biennale panOramas participe à la construction durable de ce nouveau tissu urbain en utilisant l’exotisme de proximité et le dépaysement d’un événement temporaire. Passé l’émerveillement d’une première expérience, la légitimation de ce territoire s’opère à travers des tactiques qui utilisent la mobilité et la porosité comme moteurs. En effet, faire connaître les parcs ne suffit pas à l’exercice de leur pratique. Encore faut-il se laisser surprendre, les découvrir, aller d’une ville à l’autre, du coteau à la plaine, du fleuve au coteau, en dehors des tracés habituels du tram ou de la voiture. Le tourisme urbain se façonne à travers une nouvelle donne où la centralité, l’urbanité, la densité, la mixité et l’écologie, concepts utilisés pour comprendre cet entre-ville[3], procèdent d’une expérience physique des corps. La porosité du territoire s’expérimente, non seulement par des déplacements d’un lieu à un autre, mais aussi par des situations visuelles et sonores, qui déjouent les frontières entre une matière ville et une matière campagne, et visent à l’établissement d’une autre canopée. Cette interpénétration et ces glissements sont aussi mis en action avec les différentes instances, publiques ou non, qui fabriquent le territoire et assurent sa pérennité comme les services techniques des villes, les centres sociaux, les médiathèques ou les centres de loisirs concernés par des pratiques culturelles en constante réinvention.

Pour tout cela, l’ambition du parc des Coteaux renvoie au modèle naturaliste[4] de Broadacre-City, cité future de la démocratie, défini par Franck Lloyd Wright dès 1935, où la nature apparaît comme milieu continu auquel l’architecture est subordonnée selon l’expression de la critique d’urbanisme Françoise Choay.

En ce sens, la reconnaissance du parc des Coteaux se fait le témoignage d’une gratitude.

 

Jeanne Quéheillard
professeur à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux
critique

 


[1] Franck Llyod Wright, The Living City, Horizon Press, New-York, 1958 in Françoise Choay. L’urbanisme utopies et réalités. Une anthologie. Éditions du seuil. Paris, 1965. Page 305.

[2] Voir à ce propos l’ouvrage de Thomas Sieverts. Entre-ville une lecture de la Zwischenstadt. Traduit de l’allemand par Jean-Marc Deluze et Joël Vincent. Éditions Parenthèses 2004. Edition originale : Zwischenstadt, zwischen Ort und Welt, raum und Zeit, Stadt und Land. Birkhäuser Verlag AG, Basel 2001.

[3] Ibid

[4] voir à ce propos l’analyse de Françoise Choay dans son ouvrage L’urbanisme utopies et réalités. Une anthologie. Éditions du seuil. Paris, 1965. Pages 46 à 53.